" Côte 465 est un film de guerre. Il appartient à ce genre très particulier qui, avec le western, occupe une place si importante dans le cinéma américain et domine tous les autres. Les Américains, peuple encore jeune et sans légende, y ont vu la double possibilité de créer une imagerie populaire qui puisse tenir lieu de patrimoine historique. IIs en ont puisé les sujets dans le passé récent de leur nation, la conquête de l'Ouest, la guerre de Sécession, la guerre du Pacifique, et la guerre de Corée. On peut même considérer que le film de guerre n'est pas autre chose que le western transplanté dans le cadre des guerres modernes et prenant son sujet dans l'histoire de la guerre du Pacifique ou de la guerre de Corée au lieu de la guerre contre les Indiens. (...)
Le scénariste a choisi un petit groupe de quelques soldats seulement, une section de voltigeurs, qu'il utilise comme un prisme pour faire le portrait de tous les soldats du monde. « Racontez-moi l'histoire du fantassin et je pourrai vous raconter l'histoire de toutes les guerres » porte en exergue le générique.
Mais il veut aller du particulier au général. Rejetant délibérément le point de vue général que lui aurait donné le rassemblement des observations individuelles, se refusant à toute explication historique d'événements échelonnés dans le temps, il morcelle l'action et lui conserve une durée physique aussi proche que possible de la durée réelle. Refaisant l'expérience de Stendhal qui donne le récit de la bataille de Waterloo à la manière d'un reporter, par bribes, Yordan donne au point de vue individuel une dimension et une résonance universelles. Dans le roman de Stendhal, La Chartreuse de Parme, un seul personnage faisait le récit de la bataille, telle qu'il l'avait vue, par fragments ; et pourtant il parvenait à évoquer le déroulement complet du combat. Dans Côte 465 le scénariste utilise le même procédé.
L'action ici est souveraine et ne laisse pas de place à la réflexion. Les réalisateurs ont respecté le caractère essentiellement « actif » de la guerre. Côte 465 est un western transposé dans le cadre et à l'époque de la guerre de Corée. Particulièrement violent et subtil sans doute, où comme il convient au genre « l'action est implicitement posée comme la valeur première, non unique mais originelle et révélatrice des autres ». (A. Bazin, France-Observateur, 20 juin 1957).
Le caractère particulier de la mise en scène d'Anthony Mann est d'ètre « subjectif ». Le film est fait comme s'il était vu par l'un des combattants. La position de la caméra par rapport au sol, les angles de prise de vues, les mouvements d'appareil, correspondent fidèlement aux moyens qu'a le fantassin de se déplacer et de regarder. La caméra rase le sol presque toujours à 50 cm de hauteur tout au plus, et épouse tous les contours du terrain. Chaque accident de terrain prend une importance singulière : talus, rochers, trous, buissons, ombres, racines, hautes herbes... Derrière, chacun de ces obstacles l'ennemi peut se tapir, invisible, et prêt à bondir ou à tuer. Le film comprend une majorité de gros plans, et de plans rapprochés ou américains, la caméra rampe, s'arrête devant un rocher que l'objectif cadre en gros plan, s'enfonce dans le réseau inextricable des hautes herbes... Quelques plans d'ensemble, quelques plongées et de très rares panoramiques aèrent cette construction et permettent au spectateur de situer les lieux et les personnages.
Deux personnages dominent tous les autres : le lieutenant (Robert Ryan) et le sergent (Aldo Ray). Autour d'eux quelques caractères très « typés » comme presque toujours dans le cinéma américain et le western en particulier. Côte 465 a été adapté d'un roman intitulé Le Héros et le soldat. Ce titre résume très bien le caractère des deux personnages principaux. Robert Ryan est le héros. Il est le chef, autoritaire, clairvoyant, courageux, humain.
Autoritaire, il donne ses ordres sans hésitation, exerce sur ses hommes un ascendant naturel et obtient d'eux une discipline stricte. Clairvoyant, il possède une connaissance parfaite de son métier d'officier, prévoit les dangers et parvient à les éviter. Exemple, la traversée du champ de mines. La traversée du ravin pilonné par les mortiers coréens, l'attaque de la côte 465 pour laquelle il ne dispose que d'une seule mitrailleuse et de treize soldats pour enlever une position érigée en forteresse, avec tranchée et nids de mitrailleuses.
Courageux, il ne s'épargne pas, risque sa vie sans hésiter quand il le juge nécessaire (c'est lui qui joue le rôle de cible volontaire quand Aldo Ray cherche à abattre le tireur caché qui vient de détruire le poste radio, c'est encore lui qui occupe le poste le plus dangereux au cours de l'attaque de la crête). Humain, il aime ses hommes, souffre à la vue du cadavre de l'ennemi mort une photo de ses enfants à la main, répugne à pratiquer la violence, affirme son dégoût du meurtre.
Le sergent, Aldo Ray, est le soldat. La guerre est devenue pour lui une seconde nature. II veut survivre, échapper coûte que coûte à la mort, et rien d'autre que cet instinct de survie ne compte plus pour lui. Peu lui importe les erreurs possibles. Le meurtre même a perdu son caractère de gravité : il en fait une chose normale, une fonction aussi naturelle que la marche à pied ou la respiration. Il doit tuer le premier pour ne pas être tué le premier. Pour ça il est uniquement guidé par son intuition, intuition qui lui permet de pressentir le danger comme si ses sens, la vue et l'ouïe, étaient plus perçants que ceux des autres. Son intuition ne le trompe jamais. Lorsque malgré les ordres du lieutenant iI décharge son pistolet-mitrailleur sur les cinq Gis venus les.accueillir au pied de la Côte 465, ou lorsqu'il enfreint de nouveau les ordres et abat le prisonnier, la réalité lui donne raison malgré les apparences trompeuses. « Vous avez toujours raison », lui dit amèrement le lieutenant. Le prisonnier avait un pistolet caché sous la casquette, et les cinq soldats étaient des Coréens déguisés en Gis (...)
Côte 465 n'est pas à proprement parler une œuvre antimilitariste. Yordan et Mann condamnent la guerre beaucoup plus qu'ils ne critiquent les lois de l'Armée. C'est à l'absurdité de la guerre que vont leurs attaques, absurdité qui est la cause directe de la déformation morale que subit tout homme qui s'y trouve plongé. « Je n'ai pas cherché à faire la guerre, dit Aldo Ray. On m'y a forcé sans me demander mon avis. Alors je me débrouille pour ne pas être tué. Tous les moyens sont bons pour survivre. C'est chacun pour soi. »
Pourtant Aldo Roy change peu à peu d'avis et c'est aussi le récit de son évolution que nous fait le film. Yordan et Mann ne prennent pas vis-à-vis de la guerre une attitude négative. Car ils savent bien qu'il n'est pas en leur pouvoir de la supprimer. Aussi proposent-ils un exemple. Celui du chef de section qui, en dépit de sa souffrance morale et de ses convictions, assume sa responsabilité de chef et de soldat, et donne un visage plus humain au combat qu'il est obligé de mener. De toutes ses forces il cherche à « humaniser » les conditions épouvantables dans lesquelles vivent ses soldats.
Aldo Ray, qui est le prototype même du guerrier, prend peu à peu conscience de sa propre responsabilité et finit par en accepter les conséquences. II abandonne sa brutalité et sa violence initiales pour un germe d'humanité. A la fin du film, il rejette délibérément ses anciennes convictions, se lance dans une aventure sans espoir, l'attaque de la Côte 465, risque sa vie gratuitement.
Il retrouve alors le véritable respect de soi qui n'est pas toujours celui de son propre corps. La mort n'est pas le plus grand mal.
Pour la qualité des valeurs qu'il met en cause, et surtout parce qu'il est le récit d'un itinéraire non pas seulement physique et pédestre mais aussi moral, Côte 465 mérite l'estime des spectateurs. C'est une oeuvre passionnante, écrite par un scénariste de talent, réalisée par un metteur en scène dont l'œuvre entière enrichit le cinéma, admirablement interprétée, enrichissante aussi bien par ses qualités morales que par ses qualités esthétiques. "
J. M. Meurice, 5/05/1963