" On l’a déjà souligné à juste raison, Elephant Man se signale avant tout par sa facture classique. Non pas qu’elle renvoie expressément aux prestigieux modèles de la grande période du film dit d’horreur, celle des années 1930. Il a en commun avec eux, évidemment, d’être photographié en noir et blanc et de se refuser aux représentations faciles de la violence (...)
Mais il n’a rien de leur élégance sophistiquée (celle qui, dès 1932, faisait du Dr. Jekyll and Mr. Hyde de Rouben Mamoulian une œuvre d’un raffinement suprême), et c’est plutôt sa qualité de « primitif » qui retient l’attention. S’il fallait des références, ce serait dans les films de la période muette qu’il conviendrait de les rechercher (films rares, mal connus de nos jours, le genre n’ayant pas été exploité de façon aussi intensive en ce temps-là), et le maquillage de l’homme-éléphant mis au point par Chris Tucker fait plus songer à ceux du vieux Lon Chaney (Quasimodo) qu’à ceux des monstres lâchés sur les écrans par la compagnie Universal après le triomphe de Frankenstein.
C’est que David Lynch n’a pas eu l’intention de faire un spectacle de choc destiné à nous arracher des cris d’effroi ou à nous plonger dans un pernicieux malaise. Tout son propos tend, au contraire, à susciter au plus vite la compassion qu’il veut que nous éprouvions pour son personnage, à nous faire découvrir la dignité humaine qu’il recèle afin que nous le reconnaissions pour un des nôtres et que nous nous retrouvions convaincus, aux dernières images, que son corps, quelque monstrueux qu’il puisse être, doit être reconnu lui aussi comme une sorte de demeure sainte, celle de l’esprit, celle de Dieu. Elephant Man est un film dont les résonances chrétiennes ne sont pas seulement l’effet de la reconstitution de l’époque victorienne qu’il nous propose, elles sont consciemment orchestrées, revendiquées, et tendent à nous communiquer un message spiritualiste.
(…) Cependant, Elephant Man s’inscrit dans le courant de nos préoccupations morales contemporaines, celles qui tendent non seulement à nous contraindre à surmonter les réticences que nous éprouvons à l’égard de la « différence » d’autrui, mais encore à nous faire, dépasser le stade ambigu de l’apitoiement (qui n’est qu’un don du fort au faible, du normal au déviant) pour atteindre celui de là reconnaissance totale de son égalité avec nous, celui de l’identification de notre normalité à ce que nous pouvons voir de plus extraordinaire ou de plus choquant en l’autre.
Avec la simplicité d’une fable qui peut s’adresser au public le plus naïf, Elephant Man décrit la fascination qu’exerce le monstre et souligne que la connaissance que nous pouvons avoir de lui passe nécessairement, et de façon tragique, par une exhibition de mauvais aloi et par l’exploitation de son caractère spectaculaire. Exploitation commerciale du cirque et de la baraque foraine, exploitation suscitée par la curiosité légitime des hommes de science et, dans une Angleterre traditionnellement portée à goûter les excentricités de la nature, par la curiosité mondaine et le snobisme.
Cette dimension tragique voulue par David Lynch est inhérente, il me semble, à la peinture du cadre victorien où évolue son personnage. Elle était absente de la démarche de Tod Browning (qu’on ne manquera pas d’évoquer à propos d’Elephant Man), qui ne souffrait pas de voir ses créatures de Freaks appartenir, sans espoir d’y échapper, au domaine du cirque et qui jugeait,- avec une santé médiévale, tout naturel qu’elles vivent dans un monde où l’illusion et le factice se mêlent intimement aux réalités du cœur et de l’esprit."
Michel Pérez, 08/04/1981
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Elephant Man
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