" Pareilles scènes sont inoubliables, impardonnables: un troupeau d’êtres nus, bétail lamentable, et traités comme du bétail par des brutes en uniformes galonnés. À trente ans de distance, on serre encore les poings d’indignation. Il y a trente ans, l’uniforme des brutes galonnés était allemand. Nous savons aujourd’hui, hélas ! que l’uniforme, avec les changements de l’histoire, peut changer de nationalité.
Ces scènes inoubliables n’ont pas été oubliées par la femme dont la cinéaste italienne Liliana Cavani nous raconte le drame. Cette femme participait du bétail. Sa mémoire la brûle. Pas question d’oubli. Pas question non plus de pardon. Non que la femme ne pardonne pas. C’est plus grave : elle ne se pose pas la question du pardon. Le pardon, quand on le juge possible, est un sentiment propre, une attitude claire, généreuse — lumineuse. Liliana Cavani nous fait tourner le dos à la lumière. Le portier de nuit du palace viennois est aussi le portier de la nuit. Il a ouvert à la femme la porte de cette nuit où tourne, immobile, le soleil noir de la svastika nazie. La porte s’est refermée. Pour la femme, prisonnière des ténèbres, le soleil noir s’est confondu avec le soleil de l’amour.
Tous les moralistes vous le diront: l’amour n’est pas un sentiment convenable. Pas besoin de lire Georges Bataille, Sade, Dostoïevski, ni de se référer à Histoire d’O, pour savoir que l’amour peut être aussi cet appétit abominable (mais pourquoi dis-je abominable ? abominable pour moi), cette faim de soumission, d’humiliation, de souffrance, d’avilissement, de destruction. Quelle que soit ma répugnance personnelle, je ne peux ignorer les rapports étroits qui, derrière la porte de la nuit, lient la sexualité et la mort, la sexualité et la violence, c’est-à-dire la sexualité et le fascisme. Dans ce carnaval de spectres, l’homosexualité, parmi les différentes «figures» de la sexualité, n’est pas la dernière à danser avec le fascisme le pas de deux. Tout cela est montré dans le film de Liliana Cavani.
Vienne, en 1957. Le temps a coulé. Des Autrichiens, hier collaborateurs non seulement parce qu’ils avaient été partisans de l' Anschluss mais parce qu’ils avaient participé activement à la nazification de l’Autriche, ont réussi, malgré leur passé, à tirer leur épingle du jeu. C’est l’oubli et, sinon le pardon, une indifférence qui ressemble au pardon. Parmi ces «blanchis», ou en passe de l’être, un ancien gradé S.S., aujourd’hui portier de nuit dans un grand hôtel viennois, en attendant mieux. Trop menu fretin pour avoir écopé aux procès de Nuremberg mais assez haut placé tout de même pour se trouver encore soumis à enquête et procès. Le drame raconté par Liliana Cavani se noue lorsque le portier se trouve face à face avec l’une de ses anciennes victimes.
Et la porte, de nouveau, s’ouvre. La mémoire déclenche un processus qui ressuscite les liens nocturnes pour lesquels violence et sexualité composent un «climat» aussi inoubliable que l’épouvante et l' horreur — dont cet amour ne peut plus se dissocier. L’humiliation et la souffrance ne nourrissent plus l’indignation ni la haine mais une espèce de séduction trouble. Extraordinaire séquence où, à l’Opéra de Vienne, pendant que s’épanouit sur scène la plus aérienne, la plus spiritualiste des musiques, le Mozart de la Flûte enchantée, on voit, entre les deux anciens amants, l’ex-bourreau et l’ex-victime, remonter les souvenirs, comme des bulles montent de la vase remuée; souvenirs atroces et voluptueux — et la séduction opère de nouveau.
Aucun renversement de la situation; l’histoire a tourné en vain ; aucune peur chez l’ancien bourreau, aucun désir de vengeance chez l’ancienne victime. Bourreau et victime n’échangent pas leur place. Ils n’ont de cesse, l’un et l’autre, que de redevenir ce qu’ils étaient, de retrouver ce qu’ils ont connu. Effacer le temps, nier l’histoire. Recréer leur enfer vertigineux. Donc reconstituer les conditions de l’enfer, fut-ce dans un palace viennois. Séquestration, chaînes, peur et faim, la gifle et la caresse. L’enfer renaît — c’est-à-dire l’amour — qui, selon la logique des camps de la mort, conduit à la chambre concentrationnaire et à l’exécution.
Ce portier et cette femme ne sont ni fous ni malades. Ou alors Hitler et les nazis étaient tous des fous et des malades — ce qui peut se soutenir mais me paraît une affirmation d’une légèreté redoutable. C’est dangereusement ignorer le nazisme que d’ignorer le genre de séduction qu’il a exercé et qu’il exerce. Liliana Cavani essaie de démonter le mécanisme de la fascination nazie. Non qu’elle l’analyse : là où la raison se révèle impuissante, où la logique s’évanouit, où la morale n’a rien à voir, là où règnent l’obscur, l’inconscient, l’inavoué et l’inavouable, comment analyser ? Mieux vaut montrer.
Jouant de tous les bleus, de tous les gris, et d’un noir griffé par le double éclair anguleux du sigle S.S., ce film aux couleurs de la nuit épie les prestiges de messe noire, de conspiration cauteleuse, que développe le cérémonial de cuirs et d’aciers blessants, de bottes et de poignards, toute cette panoplie pour parfaits sado-masochistes que les nazis, experts dans l’art de la mise en scène et des costumes, avaient su porter à un haut degré d’efficacité.
Et voici le prix à payer: la négation de tout ce qui tient l’homme debout, sa dignité et sa liberté, Cette descente aux abysses nous enfonce vers un monde où, loin de respecter chez quiconque non seulement la personne mais la personnalité, seuls comptent les rapports de force et les plaisirs qui découlent à les exercer ou à les subir. Qui, de ma génération, peut avoir oublié que, sur la casquette des S.S., était agrafée une tête de mort ?
Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face. A plus forte raison lorsque le soleil est le soleil de la mort. Avec intrépidité (mais peut-être est-elle, elle aussi, obscurément fascinée ?), Liliana Cavani essaie de le regarder en face. C’est assurément la meilleure façon de le reconnaître, donc de l’identifier pour le combattre. Car le combat n’est pas terminé. Il l’est moins que jamais. Par l’histoire de ces «amants infernaux», Liliana Cavani nous a montré que l’histoire avait été, dans leur cas, impuissante à effacer le nazisme. Le film donne à supposer que ce cas n’est pas exceptionnel. Morte la bête ? Ce n’est pas sûr. Mort le venin ? Certainement pas.
Liliana Cavani nous raconte un drame d’amour «abyssal», au-delà de tout, de possession et d’envoûtement, et elle le raconte avec une vigueur sournoise rappelant (rapprochement auquel la présence de Dirk Bogarde en portier n’est pas étrangère) le Losey de The Servant ou de Cérémonie secrète. Mais, derrière cette histoire d’amour, il faut entendre le cri d’alarme : attention! vertige mortel. Ne pas franchir cette porte sur le seuil de laquelle se tient le portier de nuit.
P.S. La censure italienne vient d’interdire ce film pour les raisons suivantes : « Interdit pour obscénité, vulgarité excessive des scènes montrant des rapports sexuels, atteinte aux bonnes mœurs. Ce film, doublement pernicieux parce que réalisé par une femme, montre une scène ignoble où l'on voit l'interprète féminine prendre l'initiative dans les rapports amoureux.» Scandalisés par la mesure d’interdiction contre ce film qu’ils jugent tous d’une grande noblesse d’inspiration et d’exécution, Antonioni, Pasolini, Bertolucci, Visconti, Bellochio, Bolognini, Lizzani, Alberto Moravia ont aussitôt envoyé à la Commission de Censure italienne une lettre de protestation extrêmement vigoureuse.
Jean-Louis Bory, 08/04/1974