" Sur un thème de rivalité sociale qui eût ravi Balzac (après la mort du directeur d’une coopérative laitière, les quatre sous-directeurs se disputent, en usant de tous les moyens, le poste du défunt...), Jean-Pierre Mocky a tracé des variations au crayon gras qui évoquent toutes les formes d’hypocrisie et les combines qui conduisent à la " réussite ". Dans ce jeu de massacre, rien n’est épargné, et l’Armée, la Police, l’Eglise, la Presse, sont étrillés avec une plaisante allégresse.
Bien sûr, la farce ne va pas sans lourdeur ni vulgarité, mais cette épaisseur du trait, loin de constituer un défaut regrettable et accidentel, a été systématiquement recherchée par l’auteur. Si le ton est souvent théâtral, si l’image est statique, cette fixité des vues, à tous les sens du terme, révèle l’obstination du pamphlétaire, soucieux d’atteindre, par-delà une facile satire de chansonnier, les prolongements d’un art authentique. Dans son énormité, cette caricature rejoint la poésie la plus acide, par le détour d’un onirisme démentiel (évident au cours du combat de boxe, par exemple, mais à l’état de latence, comme un double-sens, durant tout le film).
Voici enfin un auteur que rien n’arrête et qui sait aller trop loin. Passées les bornes du bon et du mauvais goût, il ne débouche pas sur un scandale gratuit, mais sur une œuvre riche et vive, où le laid provoque le spectateur et l'oblige à se démasquer. Dans la peau d’un Daumier qui aurait lu Jarry, Jean-Pierre Mocky a réalisé là son film le plus personnel, qu’avaient à peine esquissé, au hasard de certains détails, Les Dragueurs et Un Couple. Le goût de la monstruosité — cette amertume de la raillerie — n’est pas assez répandu parmi nos contemporains, plus enclins à savourer les litotes de l’ironie, pour que soit négligée l’apparition d’un cinéaste turbulent, dans les classes trop sages du jeune cinéma. "
Michel Mardore, 19/09/1962